L’histoire d’un standard
L’histoire de ce standard commence en 1728 !
1728, c’est l’année de la création d’un opéra composé par un anglais nommé John Gay, intitulé « L’Opéra du gueux ».
L’action se situe dans les bas-fonds de Londres au début du 18ème siècle et met en scène les aventures amoureuses d’un bandit de grand chemin du nom de McHeath et surnommé Mackie.
Deux siècles plus tard, en 1928, Kurt Weill et Bertolt Brecht s’inspirent de la traduction en allemand du livret pour adapter l’histoire à leur époque.
Ils font du personnage central un anti-héros plus sombre et plus cruel que dans la version originale.
L’adaptation française est connue sous le titre de : « L’Opéra de Quat’sous ».
La pièce s’ouvre sur un des thèmes les plus connus dans lequel un chanteur de rue compare Mackie à un requin en racontant quelques-uns de ses méfaits.
C’est ce thème, ajouté après coup par les auteurs pour présenter le personnage qui deviendra célèbre.
Die Moritat von Mackie Messer deviendra « La complainte de Mackie » en français et « Mack the knife » en anglais.
Je vous propose d’écouter de courts extraits de deux versions des années 30.
La première, en allemand par Lotte Lenya, épouse de Kurt Weill et première interprète de l’héroïne féminine de l’opéra. Puis, en français, par la chanteuse réaliste Damia.
La naissance d’un standard
C’est en 1933 que cette chanson a été traduite en anglais lorsque « l’Opéra de Quat’sous » devenu « The threepenny Opera », est créé à Broadway.
C’est un échec total !
Elle est recréee en 1954 avec des paroles de Marc Blizstein et reste 6 ans à l’affiche Off Broadway.
Sur l’élan du succès de la pièce, Louis Armstrong, en 1956, introduit la chanson « Mack the knife » dans le monde du Jazz.
Mais c’est Bobby Darin, en 1959, bravant la tempête rock & roll, qui l’immortalise en la propulsant à la 1ère place des classements et en remportant 2 Grammy Awards.
Le grand Franck Sinatra, qui l’interprète en 1984 dans son album « L.A. is My Lady », a qualifié « Mack the knife » de « chanson du siècle » et la version de Bobby Darin de « version définitive ».
Aujourd’hui, elle est toujours classée parmi les 100 meilleures chansons de tous les temps.
On écoute cette version extraite de l’album « That’s All » qui contient un certain nombre de pépites telles qu’une adaptation de « La mer » de Charles Trenet ou « I’ll remember April ».
La vie de la chanson s’est poursuivie depuis et de nombreux interprètes ont créé leur propre version :
- Sonny Rollins, Oscar Peterson, Kenny Dorham, Ben Webster l’ont joué.
- En français, elle a été chantée entre autres par Caterina Valente, Hughes Aufray et Catherine Sauvage sur un texte adapté par Boris Vian,
- En espagnol, le salsero Porto-Ricain Ruben Blades a rendu hommage à Mackie dans « Pedro Navaja », un titre qui raconte l’histoire d’un virtuose du couteau dans les rues sombres et mal famées de New York.
- En anglais, outre Louis Armstrong, Bobby Darin et Franck Sinatra, ce thème a été chanté par Anita O’Day, Tony Bennett, Bing Crosby, Marianne Faithful, Robbie Williams ou Michael Bublé.
Mais la version anglaise sur laquelle je voudrais m’arrêter est celle de la grande Ella.
Le trou de mémoire d’Ella
Lorsqu’elle se présente sur la scène du Deutschlandhalle de Berlin Ouest en février 1960, Ella Fitzgerald vient, sur les conseils avisés d’un ami, de mettre « Mack the knife » à son répertoire.
Elle connaissait mal les paroles et, prévient le public avant même de commencer
Je ne suis pas sûre de me souvenir de toutes les paroles.
Ce qui devait arriver arriva : le trou de mémoire !
Mais la grande dame, professionnelle jusqu’au bout des ongles, ne perd pas son sang-froid.
Au contraire, elle se lance dans une improvisation où elle raconte ce qui lui passe par la tête.
Ça commence par un aveu déchirant :
Oh! What’s the next chorus to this song now ? I don’t know » (et maintenant, quel est le prochain couplet de la chanson, je ne sais pas)
Et ça continue par un texte totalement déjanté dont je vous traduis un court extrait :
C’était un swing qui a fait un gros succès qu’on a essayé de jouer, Mack the knife. Bobby Darin et Louis Armstrong en ont fait un succès. Et maintenant, Ella et ses copains sont en train de la massacrer…
Elle imite ensuite son ami Louis Armstrong pour s’excuser en riant auprès de ses fans et de ceux de Bobby Darin.
Le plus drôle de l’histoire c’est que cet enregistrement a obtenu deux Grammy Awards et que face à ce succès, Ella a décidé de conserver cette version du texte et de l’interpréter comme ça dorénavant.
La chanteuse Charenee Wade a dit d’Ella :
Avant elle, les chanteurs et chanteuses étaient uniquement là pour chanter des paroles. Mais Ella a prouvé qu’ils pouvaient apporter la même musicalité et la même fantaisie que n’importe quel autre membre de l’orchestre. Je lui serai toujours reconnaissante de nous avoir ouvert cette voie.
On se quitte sur ce petit moment de virtuosité, de talent et d’humour.