dièse et bémol

A l’heure où l’on apprend la disparition soudaine de Sylvain Luc, il est bon de se souvenir qu’en plus de 40 ans de carrière, il a toujours privilégié le partage et les rencontres. J’avais justement choisi ce musicien parce qu’il personnifiait ce que le jazz est pour moi : un vecteur d’échanges où l’ego ne devrait jamais prendre le dessus sur les autres… mais cela demande, du talent, de l’intelligence, de l’empathie, bref, tout ce qui transparaissait de la personnalité de Sylvain Luc !

Le jazz, une musique de rencontres

Ma vision du jazz, j’espère que je ne suis pas le seul à penser ça, est que cette musique est faite d’émotion, de rythme et d’improvisation, bien sûr, mais surtout qu’elle s’est construite au gré des rencontres. Des rencontres entre musiciens et cultures qui ont donné des résultats étonnants !
  • Le jazz manouche : un savant mélange entre les musiques traditionnelles gitanes, manouches et d’Europe centrale auxquelles sont venus se mêler les influences du musette, de la chanson française et bien sûr, du swing.
  • La bossa nova dans le jazz : une résultante de la rencontre, à la fin des années 50, de la chanson populaire brésilienne et de grands jazzmen comme Stan Getz, Dizzy Gillespie ou Charlie Byrd.
  • Le latin jazz : né de la rencontre entre des musiciens de jazz new-yorkais et des musiciens Portoricains, Cubains ou originaires d’autres régions des Caraïbes, d’Amérique Centrale ou du Sud. Ray Barretto, Gato Barbieri ou Michel Camilo en sont les meilleurs exemples.
  • En Afrique également : la popularité du jazz américain a influencé de nombreux musiciens en Afrique du Sud, en Éthiopie, au Mali et ailleurs… Je ne citerai que l’immense et regretté Manu Dibango.
Tous ont voyagé par choix ou par nécessité, parfois vitale, et ont réussi à combiner les rythmes et les harmonies de leurs origines avec l’énergie inventive du jazz. Bref, vous connaissez tous ces histoires et on pourrait en raconter bien d’autres, je vais donc me recentrer sur mon sujet d’aujourd’hui… Des rencontres, d’accord mais alors, pourquoi, me direz-vous, un guitariste français et pourquoi Sylvain Luc ? Et je vais vous en apporter la preuve en 2 albums…

Qu’est-ce qui dit ? Qu’est-ce qui fait ? Qui c’est celui là ?

Parlons d’abord du bonhomme… né à Bayonne, la cinquantaine passée, il a gardé sa bouille de gamin, son accent et la fraicheur de ses débuts. D’une famille de musiciens, il a découvert la guitare à 4 ans puis il a étudié le violon et le violoncelle au conservatoire de Bayonne. Titulaire d’une maîtrise de guitare classique, le moins qu’on puisse dire est qu’il partait sur des bases solides !
Lauréat du Festival International de Jazz de San Sébastien à 17 ans, il a exploré de nombreux registres. Guitariste mais aussi bassiste, compositeur et arrangeur, il passe du « jazz progressif » aux formes plus traditionnelles du jazz tout en collaborant avec des grands noms de la chanson comme William Sheller, Catherine Lara ou Michel Jonasz. Tout au long de sa carrière, il a côtoyé et joué avec les plus grands, d’Al Jarreau à Richard Galliano en passant par Manu Katché, Larry Corryel et John McLaughlin. Sans oublier, bien sûr, l’aventure du Trio Sud avec lequel il a enregistré 3 albums au début des années 2000 où il partageait la pochette avec Jean-Marc Jafet (à la contrebasse) et André Ceccarelli (à la batterie). Une constante dans son jeu : un son rond, rarement agressif malgré l’utilisation de plus en plus présente d’effets et de synthétiseurs et surtout : une place immense laissée à la composition et à l’improvisation. Sa discographie est riche d’une vingtaine d’albums sous son nom.
L’originalité de cette discographie est qu’elle contient 10 albums en duo avec des noms prestigieux tels que : Stéphane Belmondo, Biréli Lagrène, Stefano Di Battista, Bernard Lubat, Louis Winsberg ou Richard Galliano. On notera également un très bel album d’une facture plus « classique » sorti en 2019, « D’une rive à l’autre » en duo avec son épouse, Marylise Florid, également guitariste. J’aimerais vous parler de 2 albums qui mettent en avant la virtuosité et l’inventivité de Sylvain Luc mais également, sa capacité à servir et à se servir du musicien avec qui il partage la pochette.
  • Le premier, en duo avec un autre grand de la guitare, aussi éclectique que talentueux : Bireli Lagrene. Cet album « Summertime » est sorti en 2009. Mince 12 ans, déjà !
  • Le second est un des deux albums enregistrés avec le trompettiste Stéphane Belmondo. Sorti en octobre 2019, il porte le nom de « 2.0 ».
Allez hop, par ordre chronologique…

2009 : Summertime

L’album porte le nom de sa première plage : LE Summertime de George Gershwin, extrait de l’opéra qu’il a composé avec son frère Ira : Porgy and Bess. A l’image de ce premier titre, tout l’album est construit sur la réinterprétation de standards. On y retrouvera le « So What » de Miles Davis où les deux guitares se répondent à la manière du dialogue entre la contrebasse de Paul Chambers et le piano de Bill Evans au début de la version originale.
Ensuite, les deux guitares s’entremêlent s’échangeant leur place au premier plan et s’élançant dans des solos pleins d’inventivité. On découvrira également une étonnante version de « On green dolphin street » tout en délicatesse et en swing. Là aussi, la basse et les solos changent régulièrement de mains et c’est étourdissant ! L’album se termine sur la jolie mélodie en 3/4 de « Someday my prince will come » (« un jour mon prince viendra » extrait de la BO du dessin animé de Disney « Blanche-Neige et les 7 nains »). Il fallait oser reprendre ce thème qui a été jouée par les plus grands de Bill Evans à Dave Brubeck en passant Louis Armstrong). Tout au long de l’album, au-delà du talent et de la virtuosité des deux musiciens, c’est leur complémentarité qui éclabousse ! Un dialogue permanent aussi bien rythmique que mélodique et harmonique. Pas de guitare électrique, tout est naturel, « presque » acoustique, peu ou pas d’effets. Sylvain Luc joue, comme d’habitude, sur une Godin, Bireli Lagrene, a choisi une guitare du luthier Jean Barrault.

On notera également leur appropriation de 2 compositions de Chick Corea qui sont des modèles du genre… Le fameux « Spain » et « Got a match » que je propose d’écouter.

Composé en 1986 pour le superbe album « The Chick Corea Elektric Band », on y retrouve, la signature de Chick Corea, ne serait-ce que par les couleurs latines des harmonies et du thème.

Ici, le duo des deux guitaristes se transforme en un presque duel tout en énergie et en virtuosité.

Ça donne envie d’écouter le reste de l’album, non ?

10 ans après leur “Duets” sorti en 1999, cet album est vraiment une gourmandise pour les amateurs de guitares et les autres…

2019 : 2.0

Le second album dont j’aimerais vous parler est beaucoup plus calme.

Dans « 2.0 », Sylvain Luc donne la réplique au trompettiste Stéphane Belmondo.

C’est 20 ans après avoir gravé leur première collaboration que les 2 compères se retrouvent.

Au contraire de « Summertime », cet album est principalement construit sur des compositions originales : 6 pour Sylvain Luc, 3 pour Stéphane Belmondo.

Et deux reprises étonnantes : un extrait de la bande originale du film « Mort d’un pourri » de Georges Lautner où Stéphane Belmondo abandonne sa trompette pour un accordéon et une superbe version de « Ribbon in the sky » de Stevie Wonder.

Là encore, le mot qui vient en premier, c’est complémentarité !

D’un côté le son calme et posé de la trompette de Belmondo et d’autre part, le voyage permanent entre harmonie et rythme des guitares de Sylvain Luc.

Quelques effets pour ajouter de la profondeur et de l’espace. Le tout pour un album parfaitement réussi.

Pour les avoir vus sur scène à Jazz au fil de l’Oise en novembre 2019, je peux vous dire que leur complicité n’est pas occasionnelle : ils jouent ensemble dans tous les sens du verbe jouer !

Là encore, on aurait envie de tout écouter.

Des somptueuses ballades comme « Evanescence » et « Tard le soir » de Sylvain Luc ou « Joey’s smile » et « On the same road » composées par Stéphane Belmondo.Ou encore cette superbe mélodie composée par Stéphane Belmondo « Melancholy of Rita », enregistrée ici dans les studios de TSF Jazz en mars 2019, que je vous propose d’écouter maintenant.

Et ce n’est pas terminé…

Alors, comme je vous le disais, la caractéristique de la discographie de Sylvain Luc, c’est la présence de plus de la moitié d’albums de duos.

J’aurais bien aimé vous parler de tous mais le temps risquerait de nous manquer…

Quel son… ! Maturité et complicité sont vraiment les mots-clés de ces deux magiciens du son dans un album parfaitement produit.

Je me contenterai d’évoquer le petit dernier, qui est un duo assez original, non pas entre deux instrumentistes mais entre un guitariste et un réalisateur.

L’album s’appelle « Sylvain Luc by Renaud Létang », il est tout récent mais il a eu la malchance de sortir en toute discrétion en octobre 2020, entre 2 confinements.

Personnellement, je l’ai découvert grâce à un concert Facebook en streaming que Sylvain Luc a fait, le 26 janvier, tout seul avec ses effets, ses loopers et la patte de Renaud Létang. À retrouver ici.

Renaud Létang est un producteur bien connu du monde de la chanson et de la pop.

Ingénieur du son avec Jean-Michel Jarre, il a travaillé ensuite à la réalisation de nombreux projets avec Manu ChaoAlain SouchonClaude Nougaro, le pianiste canadien Chilly Gonzalez ou encore la merveilleuse chanteuse britannique d’origine indienne Susheela Raman.

Dans cet album, il propose à Sylvain Luc de jouer avec ses propres reflets en mêlant ses talents de compositeur, de soliste mais aussi d’accompagnateur, de bassiste et d’arrangeur.

On y retrouve tout ce qu’il sait faire, cuisiné aux petits oignons par le talent de Renaud Létang, ses effets et ses « re-recordings » particulièrement bien choisis et réalisés.

A écouter, confortablement calé dans un fauteuil avec une boisson chaude ou un verre de quelque chose de fort à la main (avec modération, bien sûr !).

On se retrouve bientôt avec d’autres rencontres, d’autres métissages… du jazz, quoi !