dièse et bémol

Cette histoire a commencé en avril 2018, le journaliste musical argentin Roque Di Pietro a contacté Zev Feldman, le patron de Resonance Records, pour lui apprendre qu’il existait des enregistrements de deux concerts donnés par Bill Evans en 1973 et en 1979 à Buenos Aires.

Le label Resonance Records, dont Feldman était l’un des fondateurs, est une superbe initiative sans but lucratif qui produit des enregistrements historiques afin de préserver la mémoire du jazz et de rendre hommage à ses musiciens.

L’ingénieur du son qui avait enregistré les deux concerts, Carlos Metelo, était toujours en possession des bandes originales des enregistrements de ces événements exceptionnels.

Exceptionnels s’il en est, puisqu’après 23 ans d’une carrière au sommet, Bill Evans ne s’était rendu que 2 fois à dans la capitale argentine et n’y avait donné que 3 concerts. 

Ce sont deux de ces concerts qui ont été « capturés » et font l’objet des albums « Morning Glory » et « Inner Spirit » sortis au début de cette année.

Et étonnamment, ces deux concerts séparés de 6 ans dans deux salles différentes, ont été sonorisés par le même ingénieur du son, qui avait pensé à brancher un enregistreur derrière sa console.

Il a fallu que Roque Di Petro déploie des trésors de diplomatie pour convaincre Metelo de céder les enregistrements à Resonance Records et à Evan Evans, le fils de Bill, en charge de la gestion de l’héritage artistique de son père.

C’est ce qu’il fit en 2021 quelques mois avant sa mort…

Malgré un gros travail en post-production, la qualité sonore n’est pas exceptionnelle mais sur le plan historique et pour les fans de Bill Evans, ces deux albums sont essentiels.

Ils présentent deux périodes bien caractéristiques de la fin de sa carrière avec ses deux derniers trios.

Les albums

Les deux playlists sont assez différentes, avec seulement quelques titres en commun et de jolies surprises dans les deux albums comme « Esta tarde Villover » d’Armando Manzanaro sur « Morning Glory » ou « Minha » (All Mine) de Francis Hyme sur « Inner Spirit ».

Les deux albums proposent un mix très large et représentatif du répertoire de Bill Evans

On va y retrouver des compositions telles que “Turn Out the Stars” ou l’incontournable “Waltz for Debbie”, des standards comme “I Love You, Porgy”, “My Romance” ou « Stella by Starlight » et même des interprétations toutes personnelles de chansons populaires comme « Morning Glory » de Bobby Gentry ou des musiques de films comme « Someday my Prince will come » extrait de la BO du Blanche-Neige de Disney ou le thème du film M*A*S*H de Robert Altman.

Difficile en tous cas de ne pas associer ces deux enregistrements avec les péripéties de la vie personnelle de Bill Evans.

Morning Glory

En 1973, il suivait une cure de méthadone pour soigner son addiction à l’héroïne et était fiancé à Nenette Zazzara, qui deviendra sa seule et unique épouse.

La stabilité qui résulte de ces situations se ressent parfaitement dans « Morning Glory » et notre pianiste semble tellement bien dans sa peau que ses compères, Eddy Gomez et Marty Morell sont parfois à peine audibles comme dans le titre qui ouvre l’album « Re : Person I knew ».

Mais surtout, la plupart des morceaux sont joués sur un tempo plus rapide que l’original.


 

Et ce sentiment de bien-être et de satisfaction se retrouve de façon évidente dans « My Foolish Heart » de Victor Young que je vous propose d’écouter maintenant.

Il a donc été enregistré le 24 juin 1973 au Teatro Gran Rex de Buenos Aires et Bill Evans était accompagné par Eddy Gomez à la contrebasse et Marty Morell à la batterie.

Inner Spirit

Six ans plus tard, situation toute différente ! Evans était en train de se battre contre son addiction à la cocaïne, il était extrêmement fatigué et s’était séparé de Nénette

Il sentait la fin approcher et les photos qui accompagnent l’album montrent un homme amaigri, affaibli et semblant encore plus anxieux que d’habitude. 

Beaucoup de tendresse ressort de « Inner Spirit » même si le jeu d’Evans y est plus percussif et plus agressif.

Malgré cela, on retrouve toute sa force technique dans plusieurs titres dont “I Love You, Porgy” et surtout “My Romance” où Marc Johnson à la contrebasse et Joe LaBarbera à la batterie nous servent également de magnifiques solos.

Un des moments forts de cet album reste toutefois le thème qu’il a composé pour son fils Evan, « Letter to Evan » et dont c’est le premier enregistrement connu.

On retrouve donc Bill Evans tout seul dans ce titre enregistré au Teatro General San Martín de Buenos Aires le 25 août 1979.

Des avis d’experts

Si tout le monde est unanime sur le fait que Bill Evans fait partie des plus grands pianistes de l’histoire du jazz, l’interprétation de son talent varie énormément selon les observateurs et je vous propose de nous quitter sur les réflexions de ses alter egos pianistes :

Pour Bill Charlap : 

Bill Evans n’avait pas besoin d’être accompagné, il était un orchestre à lui tout seul.

Pour Ritchie Bierach :

Quand Bill se sent bien, il donne toujours l’impression de jouer une ballade, quel que soit le tempo du morceau.  Il vous fait penser qu’il ne joue que pour vous…

Pour le français Martial Solal :

Bill Evans a influencé nombre de pianistes, peut-être plus par le calme qu’il a apporté au jazz que par son style, son système harmonique ou son phrasé. Il a redonné à certains pianistes le goût de l’accalmie.

Et enfin, pour Gordon Beck : 

Bill Evans a été le génie du piano jazz des années 60. Il a fait plus que n’importe qui pour donner une nouvelle direction au jazz.

Pour conclure, si vous voulez découvrir Bill Evans, je vous conseille plutôt d’écouter ses albums studio en trio dont le fantastique « Portrait in Jazz » avec les merveilleux Scott LaFaro et Paul Motian.

Si, au contraire, comme moi, vous êtes déjà fan, ne manquez pas ces deux albums live dont je vous rappelle les noms : « Morning Glory » et « Inner Spirit ».

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