Au moment même où la Beatlemania commençait lentement mais sûrement à envahir le monde, Miles Davis s’acheminait inexorablement vers ce qui allait devenir la musique la plus aventureuse de sa carrière.
Miles In France – The Bootleg Series Vol. 8 raconte l’histoire d’un groupe de musiciens mené par « le prince des ténèbres » sur le point de former son deuxième grand quintet avant de se fondre dans cette formation de stars.
Et cet ensemble d’une demi douzaine de CD (8 vinyles) fonctionne comme une annonce de l’une des périodes les plus créatives et productives des 50 ans de carrière de Miles Davis.
Il est vrai que lors de ces concerts du Festival d’Antibes en juillet 1963, le quintette dépasse largement les sommets déjà atteints lors de l’enregistrement de Seven Steps to Heaven (Columbia, 1963), le dernier album de Miles à contenir des standards.
Abandonner des titres comme « Stella By Starlight » et « My Funny Valentine » a été une étape cruciale pour s’élever au-dessus des conventions. Alors que les transitions entre solistes sont généralement formelles, polies et convenues, on trouve alors des exemples fugaces de l’improvisation combinée qui allait distinguer la formation suivante.
Si le saxophoniste George Coleman reste en retrait, malgré son application constante sur les gammes bebop, le pianiste Herbie Hancock, en revanche, passe son temps au bord du précipice avec un jeu aussi spontané qu’aventureux. « Joshua« , le dernier titre du premier disque, en est un parfait exemple.
Avec plus de quatre heures de contenu live inédit, il n’est pas étonnant de constater des doublons avec des titres déjà publiés teks que Seven Steps: The Complete Miles Davis Columbia Recordings 1963-1964 (Legacy Recordings, 2004). À cet égard, les acteurs de cette initiative de publication d’archives entrent dans un territoire dont leurs homologues d’Experience Hendrix ont ouvert la voie.
Cette publication peut donc intéresser aussi bien les amateurs de musique que les plus fervents adeptes de Miles Davis. Bien entendu, l’oeuvre de Miles ne se limite pas à cette compilation et le regretté trompettiste/compositeur/chef d’orchestre a laissé derrière lui une longue discographie qui le positionne à l’avant-garde de nombreux développements stylistiques majeurs du jazz.
Les disques phares de la fin des années 1960 furent l’aboutissement d’une fascination croissante pour les nouvelles formes musicales, notamment les LP E.S.P. (Columbia, 1965) et Sorcerer (Columbia, 1967). Et tout comme les quintettes de cette période s’appuyaient sur un répertoire assez standard pour la scène, les séances d’enregistrement des années 1970 ont souvent été consacrées à des variations sur des thèmes connus (voir, par exemple, The Complete Jack Johnson Sessions (Legacy Recordings, 2003).
Dans ce contexte, on appréciera la sophistication exquise du jeu et le son éthéré de la trompette du leader. Mais on remarquera également les interventions de la batterie du précoce batteur Tony Williams, comme dans « Walkin » le 26 juillet. Ce morceau entamait généralement la dernière partie des concerts qui duraient environ une heure, rarement plus (quand les concerts ne comportaient qu’un seul set).
Les programmes, généralement identiques d’un concert à l’autre, se concluaient invariablement par une pirouette ironique appelée « The Theme ». L’arrivée du saxophoniste et compositeur Wayne Shorter n’a pas changé les playlists. A l’écoute, il est évident, en écoutant, en particulier, les deux enregistrements du 1er octobre 1964, Shorter a apporté des couleurs et des intonations nouvelles qui ont enrichi ce répertoire.
Cette cohésion dans le groupe se ressent dans la qualité des enregistrements. Les producteurs Steve Berkowitz, Michael Cuscuna et Richard Seidel ont réalisé les enregistrements avec une attention méticuleuse avant d’être finalisés par Vic Anesini. Malgré de très légers défauts sonores, le travail de cette équipe a produit un résultat exceptionnel, en particulier dans les passages intenses.
Individuellement et collectivement, les cinq musiciens font preuve d’une curiosité constante lorsqu’ils explorent les recoins rythmiques et mélodiques de morceaux tels que « All Blues ». En conséquence, les quatre titres du deuxième set durent plus de 10 minutes. Véritable centre de gravité de l’inspiration du groupe, la présence de Shorter fait toute la différence.
Sur « Autumn Leaves », par exemple, Hancock se lâche subtilement, tandis que Davis lui-même imprègne son solo lugubre d’une jubilation tranquille. Et sur « So What », Williams devient encore plus fougueux dans son jeu, faisant des allers-retours avec Shorter, comme pour non seulement égaler la vigueur imaginative de son jeu, mais aussi pour l’impressionner et le provoquer.
Le deuxième concert de ce 1er octobre 1964 est également révélateur de l’esprit innovant du quintette. L’enregistrement mono ne permet malheureusement pas de discerner facilement la profondeur de la basse de Ron Carter, mais on devine quand même que son jeu se hisse au niveau de ses camarades. En particulier, il n’hésite pas à déplacer ses harmonies aussi bien verticalement qu’horizontalement, en soutien ou en solo, pendant « All Of You« .
Ce n’est pas un hasard si chacun des musiciens présents sur Miles in France révèle, dans son jeu, l’essence de sa personnalité musicale. Mais ce n’est pas non plus une surprise car, comme pour les précédentes exhumations des trésors de Miles Davis, la musicalité, la précision et l’énergie qui sont propres à ses créations, sont ressenties tout au long des plus de quatre heures d’enregistrement.
Dans un livret de trente-deux pages inclus dans le coffret, des entretiens avec Carter et Coleman sont juxtaposés à un essai de Marcus J. Moore.
L’auteur y met en évidence les turbulences, à la fois personnelles et professionnelles, qui ont dominé l’existence de Miles Davis. Mais il a été particulièrement précis et insistant dans l’explication de la manière dont les divers bouleversements ont finalement conduit à l’effet d’abandon et de libération de cette musique.
[Article traduit librement d’un article de Doug Colette paru le 8 novembre 2024 sur allaboutjazz.com]