dièse et bémol

Nous venons d’écouter « Pannonica » par Thelonious Monk enregistré à San Francisco en octobre 1959 dans un album intitulé « Alone in San Francisco ». Le grand Thelonious avait l’habitude de présenter ce titre avec ces mots : 

Bonsoir tout le monde, très heureux d’être ici ce soir, je vais vous interpréter un morceau que j’ai composé récemment et qui s’intitule Pannonica. Je l’ai composé pour cette très belle dame, là. Je crois savoir que son père lui a donné ce nom en souvenir d’un papillon qu’il avait découvert dans une région d’Europe que les Romains appelaient la Pannonie.

Qui est-elle ?

Cette belle dame toujours assise au fond de la salle était « La baronne Pannonica de Koenigswarter » , dite « Nica ».

Cette fille d’une grande famille britannique, héritière des Rothschild, est née en 1913 et nous a quitté en 1988. 

Mère de 6 enfants et femme de diplomate installée à New York après la 2èmeguerre mondiale, elle néglige son rôle officiel d’ambassadrice pour aller fumer des joints et fréquenter ceux que son mari appelle les « nègres ».

A leur inévitable séparation, sa passion pour le jazz l’enchaine à la ville de New York. 

Elle coupe tous les liens avec sa famille mais conserve deux Bentley, une Rolls, une superbe maison dans le New Jersey avec vue panoramique sur Manhattan et… plusieurs centaines de chats !

Une passion pour le jazz

A priori, ses origines familiales ne prédisposaient pas la jeune baronne à se passionner pour le jazz. 

Pourtant, l’importante collection de disques de son banquier et entomologiste amateur de père l’a familiarisée avec les sons et les rythmes du jazz.

Et son frère Victor, envoyé personnel de Churchill auprès du Président Roosevelt pendant la guerre, s’était pris de passion pour Art Tatum et, à son retour, pris des cours de piano avec Teddy Wilson, de passage à Londres.

C’est ainsi que Pannonica fut initiée à l’énergie et à l’inventivité de cette musique qui devint toute sa vie.

Elle passait toutes ses soirées New-Yorkaises dans les clubs de Jazz (Village Vanguard, Birdland, Five Spot, …) où elle s’installait discrètement, son fume-cigarette à la main.

Sa petite-fille Nadine raconte : 

Au moment de la pause, lorsque les musiciens se détendaient et discutaient avec leur humour généreux et ce sens si particulier du raccourci, elle leur faisait écho de l’autre bout de la salle, d’un mot drôle, d’une expression piquante d’initiée. 

A l’instant où ils entendaient son accent britannique, une onde passait de la scène au public et l’on se sentait pris dans un moment de fraternité joyeuse et jubilatoire. Les musiciens l’interpellaient par des « Nica, my Lady ! » ou « There’s the Baroness » (voilà la Baronne !) et s’approchaient d’elle pour la prendre dans leurs bras ou lui faire le baisemain.

Parmi eux, tous les grands de cette époque magnifique : Dizzy Gillespie, Louis Armstrong, Lionel Hampton, Count Basie, Duke Ellington, Charles Mingus, Miles Davis, Bud Powell, Sonny Rollins et bien d’autres.

Pendant ces soirées, de 1961 à 1966, Nica avait mis en place un jeu avec les musiciens : armée de son Polaroid, elle prenait des photos et leur demandait de faire 3 vœux. 

Les réponses étaient très caractéristiques de la personnalité de chacun. Duke Ellington voulait « ce qu’il y a de mieux », Miles Davis rêvait d’être blanc et Thelonious Monk voulait une amie comme elle.

L’ensemble de ces images et de ces interviews a été consigné dans un livre intitulé « Les musiciens de Jazz et leurs trois vœux ».

Nombre de ces musiciens ont dédié une de leurs compositions à Pannonica. On retrouve, par exemple, « Nica’s tempo » de Gigi Gryce, « Blues for Nica » de Kenny Drew ou « Nica » de Sonny Clark.

Je vous propose d’écouter maintenant le célèbre « Nicas’s Dream » d’Horace Silver dans la version qu’il a enregistrée le 9 juillet 1960 sur l’album « Horace-Scope » avec son quintet composé de lui-même au piano, de Gene Taylor à la contrebasse, de Blue Mitchell à la trompette, Junior Cook au saxophone ténor et Roy Brooks à la batterie.

https://youtu.be/r7OG-Oqb5qE

La Baronne s’investit

Nica ne s’est pas contentée de passer ses nuits dans les boites de jazz, elle s’est également fortement investie dans la défense de la musique qu’elle aimait et des musiciens qui la jouaient.

Membre du syndicat des musiciens, elle a également été l’agent d’Art Blakey et des Jazz Messengers, a joué les infirmières auprès de Coleman Hawkins et a financé l’école de musique de Barry Harris.

Plus important encore, elle a défendu la situation des musiciens noirs de l’époque en pétitionnant pour faire abolir les cartes de cabaret, sorte de permis de jouer qui rendaient les musiciens dépendants du bon vouloir des autorités (pas toujours tendres, c’est un euphémisme, avec les musiciens noirs). 

Le racisme, les démêlées avec la police et la malveillance n’ont pas réussi à l’éloigner de sa passion.

Nica a aussi mis sa fortune au service des SDF de la musique qu’étaient les musiciens de Jazz en aidant financièrement ses amis en manque chronique d’argent et en leur offrant le gite et le couvert. 

C’est ainsi qu’elle accueillit Bud Powell, Charlie Parker et Thelonious Monk.

Charlie Parker, malade et à bout de forces, trouva la mort dans sa suite du Stanhope Hotel de New York en 1955 alors qu’il n’avait pas 35 ans.

L’amitié et la fidélité qui liaient Nica et Thelonious Monk ont duré jusqu’au décès du pianiste en 1982. Inséparables, elle le suivait partout en tournée, jusqu’en Europe, a même été jusqu’à lui offrir un Steinway et à se faire condamner pour possession de drogue à sa place. 

Ses amis musiciens ont bien sûr été sensibles au soutien de cette femme admirable, qui rejetée par sa famille et son milieu, a totalement dédié sa vie à la musique et aux musiciens qui le lui ont bien rendu avec une vingtaine de compositions à son nom. Pour conclure cette chronique, je me permettrai de citer Clint Eastwood : 

Je n’ai connu Nica que peu de temps, mais j’ai découvert une femme remarquable, et en tant que mécène du jazz, la baronne restera dans les mémoires comme quelqu’un dont la vie était indissociablement liée à cette musique et à ses plus grands interprètes. Elle m’a aidé dans la préparation du film Bird, et je serai toujours heureux d’avoir eu l’occasion de la connaître. C’était véritablement une grande dame.

Je vous propose de prolonger ces mots et de quitter la maison des rives de l’Hudson sur une superbe composition de Tommy Flanagan, en hommage à l’amitié entre la baronne Pannonica et Thelonious Monk

Thelonica, c’est le titre de ce morceau interprété au piano par Tommy Flanagan lui-même, enregistré en 1982 et sorti l’année suivante chez Enja Records sur un album qui porte le même nom.